TANT QUE LA MERE DURERA
Emmanuel Carrère interroge le passé et se dit que l’écriture, le roman, vont l’aider dans cette tâche. Mais l’Histoire ne se laisse pas saisir aussi simplement…
Il y a bien un
secret au centre du livre d’Emmanuel Carrère, celui de son grand-père, de sa
vie étrange, de sa mort mystérieuse, tout un roman. Mais un secret dont la mère
de l’auteur ne veut pas parler, sans doute consciente que le passé ne peut être
secoué comme un tapis qu’on remet ensuite à sa place. Et c’est parce que son
écrivain de fils veut, lui, ouvrir les fenêtres, aérer, déballer que le réel se
met à ébranler sa vie. Pour évoquer son grand-père Emmanuel Carrère pense qu’il
est bon pour lui de voyager en Russie, de se remettre à bien parler russe.
Prétextant un documentaire à tourner au milieu de nulle part, il se retrouve à
Kotelnitch. Avec une petite équipe de tournage, il rencontre les gens du
village, Sacha, Ania. La Russie le prend, la France lui échappe. Sophie, la
femme qu’il aime fuit, le trompe. Le décor est planté, et l’on sait combien le
décor est important dans la littérature russe. Il enferme l’homme, le maîtrise,
l’étouffe, le happe, ne laissant échapper des êtres qu’il broie que des âmes
sans protection. On ne saura pas grand-chose du secret des Carrère, quelques
paragraphes à peine précis. Ce qu’on voit, c’est le fantôme de ce grand-père,
ce spectre qui tournoie dans les vies et les façonne à sa guise. L’auteur perd
une femme qu’il aime, il en trouvera une autre. Il n’a pas réussi à se défaire
entièrement du poids du passé mais il parvient à parler à sa mère. Et à lui
dire son amour pour elle. Un autre livre pour en dire davantage ?
Cependant, presque rien à côté du roman russe qui, violent et glacé, s’écrit à
Kotelnitch, dans le meurtre et le sang. Une histoire d’amants et de parents, de
doutes et de soupçons. Un roman qui ne pouvait pas exister en France et dont la
conclusion dramatique, comme l’écho de ce qui aurait pu être, fait froid dans
le dos. Emmanuel Carrère achève le sien dans l’apaisement, nous faisant espérer
qu’il ne s’agit ni d’apparence ni de mensonge. Eric Cabot
Un roman russe Emmanuel Carrère. P.O.L